Le témoin Technique mixte sur papier56/76 |
Ils gisent entre les stands, à même le sol, au milieu d'un bric-à-brac invraisemblable, trois grands volumes. Ils sont jetés là, ignorés par les passants, petits-enfants d'une nation qui a versé beaucoup de sang. Ils sont jetés comme de vieux chiffons, moins que de vieux journaux qui servent à envelopper les fruits et les légumes des Halles. Ils sont gorgés d'eau, démembrés mais toujours noir ébène le sang qui coule dans les veines des lettres gravées sur les pages gondolées, trempées jusqu'à la trame.
Un homme coiffé d'un élégant chapeau qui a beaucoup de mal à contenir
sa chevelure, a débouché dans les allées du marché. Descendant d'une
illustre famille de marranes, il marche sur les traces d'un passé où
presque tous les siens ont été brûlés. L'homme a ramassé les
trois volumes. Il les a emportés après les avoir achetés. Et jour
après jour, il les a restaurés. Ces
livres, qui sont-ils ? Le Talmud. D'où proviennent-ils ? De Vienne. Édités à
Vienne en l'an 1870. —
Je te les ai envoyés, a dit Uriel, parce que j’ai senti qu’il fallait que ces
livres retournent dans une maison juive. Ils sont pour toi comme une très
modeste consolation devant le malheur qui t'accable. Maayane
a feuilleté les livres en retenant son souffle comme on retire un pansement
d’une blessure. Les pages sont fermes, souples, bruissantes, lorsque soudain… le
Livre a hurlé à travers une plaie ouverte, une boursouflure sanguinolente de
lettres noires comme du sang séché car le livre saigne des lettres. Il saigne
dans la périphérie du texte, à la hauteur des commentaires. Maayane a vu. Elle a vu la main d’un homme et dans
sa main un couteau. Elle a vu son geste, la hargne de ce geste qui poignarde un
livre pour tuer le Livre. Elle a vu le meurtre inscrit en creux, à tout jamais
scellée dans ces pages avec l'élan, avec le poids de l'homme qui frappe, qui
enfonce, qui éventre. Ce n’est pas seulement la vie des hommes du Livre que
l’homme a cherché à exterminer mais leur essence à travers leurs livres.
L’homme a tué plus loin que la vie d’un homme. Et si cette bouche en cri à
l'intérieur du livre poignardé pouvait parler, combien de tragédies
pourrait-elle nous raconter ! Autodafé
des livres et crémation des hommes.
Anéantissement par le feu. Un même sort pour le peuple du Livre et le
Livre du peuple. Des
dates, des monarques, des papes, des villes ont marqué la longue histoire des
persécutions du peuple du Livre. Ce Livre est le témoin muet des meurtres
perpétrés autour de lui. Sa blessure est un œil luisant à l’intérieur duquel se
reflète une tragédie car le Livre a tout vu. Il a pris en lui les cris de tous
ceux qui ont été exterminés. Il a rassemblé en lui, les souffles de tous ceux
qui se sont penchés sur lui. Combien de regards flamboyants ont caressé les
lettres en relief sur les pages jaunis ! Le Livre est devenu un espace où
le souffle des hommes du Livre continue à battre dans la poitrine des lettres. Ce
Livre, quels traités rescapés ? Celui de Baba Batra, tome XV traitant sur les
droits d'héritage, les actions et les documents juridiques. Les traités Menahot
et Bekhorot, tome XX, abordant les lois sur les offrandes. Le traité Houlin,
tome XXI concernant les lois alimentaires. Combien de volumes comprenait cette
série du Talmud publié à Vienne en l'an 1870 ? Que sont devenus les autres
Talmud de la série confisqués par la gestapo ?
Pourquoi ces trois tomes ont-ils été rescapés ? Pourquoi le traité sur
les droits d'héritages a t-il été éventré ? Aujourd’hui,
Paris est triste. Derrière la fenêtre, Maayane
contemple les peupliers en feu qui masquent la grisaille d’un mur épais. Elyah a
quitté la vie au printemps en laissant derrière lui une jeune femme et trois
enfants. Et puis un jour... Ils
ont navigué sur un océan de brume irradiée de soleil. Ils ont traversé les
nuages dont les crêtes scintillaient comme des diamants. Des arcs-en-ciel
s’échappaient des falaises vaporeuses. A travers le hublot de l’avion, Maayane
a aperçu une aile qui tanguait dans un grand bleu où la ligne d'horizon
vacillait entre ciel et mer. Ils se sont installés à Jérusalem. —
Cette plaie ouverte, où est-elle ? Se pourrait-il que j’ai rêvé ? Le Livre a comme été pansé et par endroit même,
cicatrisé dans la mise à plat bord à bord des lettres. Mais en profondeur, le
Livre est marqué par une meurtrissure qui ne guérira pas. C'est comme si la
blessure de ce Talmud qui continuait à saigner ses lettres, s'était apaisée sur
la terre d’Israël. Plus de pages gondolées. Plus de boursouflure autour de la
plaie. —
Et ce tampon de la gestapo, où est-il ? Se pourrait-il que j’ai
rêvé ? Mais je ne suis pas la seule à l’avoir remarqué ! L’encre
violette beaucoup moins entêtée que les
numéros tatoués sur les bras des
déportés s’est sans doute volatilisée. En
ouvrant le Livre, c’est comme si Maayane avait libéré dans le ciel de
Jérusalem, tous les souffles de ces hommes sans sépulture qui avaient trouvé un
refuge entre les pages du Livre.
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