Alain Kleinmann |
Quelques visionnaires parviennent parfois à entrevoir le Rideau du Temps. Et d’après leurs dires, c’est un miroir étincelant gardé par des Veilleurs aux épées de feu tournoyantes. C’est un mur transparent griffé par les éclats d’une mémoire aussi tranchante que les gestes des Sabreurs Vigilants. Des Sentinelles ailées se tiennent devant le Grand Portail qui s’ouvre sur un temps sans frontière où passé, présent et avenir s’entrecroisent pour tisser le Rideau du Temps.
Avec leurs épées de feu tournoyantes, ils déchirent la trame d’un temps linéaire où tout commence et où tout se termine afin de libérer les volutes d’un escalier qui s’élance vers le ciel. Et sur les degrés de cette échelle, des bibliothèques se dressent devant toi. Et chaque livre est un vivant pilier, une cariatide de la mémoire, une stèle érigée. Et chaque livre est du temps concentré dans le corps des lettres. Et chaque lettre est un corps de lumière. Et chaque page est un visage qui intercepte ton propre visage pour te transmettre une histoire, un savoir accumulé par des générations d’assembleurs de lumière.
Dès que tu aperçois le Rideau du Temps, tu comprends que tu es un maillon de la
grande chaîne de l’aventure humaine. Tu deviens un passager, à l’intérieur d’un
train, dans un wagon accroché à un autre wagon. Et tout va se déployant comme
un arbre dont les racines prolifèrent dans le ciel et le feuillage sur la
terre. Sur le Rideau du Temps sont gravées « toutes les générations des générations du monde et tous les actes des générations du monde passés ou présents, jusqu’à l’épuisement de toutes les générations. » Et devant lui des hommes prient, car il est ce Mur, le Kotel de Jérusalem, fragment d’un Temple brisé, incendié, profané.
Lorsque les pierres pleurent, tout se tait alentour. Il n’y a plus ni jour ni nuit ni saisons ni vaines agitations. Lorsque les pierres pleurent, tu peux entendre les crépitements d’une conscience qui jaillit de l’ardent buisson de l’histoire humaine. Il est cet œil immense à l’éclat incendiaire
qui attise les braises d'une conscience sans âge à travers des objets oubliés,
des photos anciennes, des regards intenses. Il est cet œil radieux aux couleurs
de l’enfance. Il est cet œil froid qui foudroie ceux qui
ont décroché des maillons à la grande chaîne de l’histoire humaine. Des
particules de vies fauchées nagent dans les prunelles de la conscience. Et
l’Artiste les intercepte et reconstruit à partir d’elles un chaînon qui les
rattache au grand anneau de la destinée humaine.
Dès que tu aperçois le Rideau du Temps, tu comprends
que ta vie n’est pas un hall de gare mais un Temple, le Saint du Temple de la
Mémoire. Dès que tu aperçois le Rideau du Temps, tu comprends que tu es devant
le Voile qui dissimule le Saint des Saints. Il arrive parfois qu’un grand
prêtre soulève le Rideau du Temps. Te dire ce qu’on y voit, seuls les
assembleurs d’étincelles parviennent à révéler, par delà le Rideau du Temps,
l’âme du Temps. |