Léon Weissberg, Maternité 1928 |
Elle avait fait un
détour du côté du Marais pour saluer son ami Bernard. Leur amitié avait éclos, au
milieu des livres et des tableaux, dans une petite librairie non loin de la rue
des Rosiers. A chaque fois que Bernard acquérait une toile,
il appelait Miriam. Et Miriam accourait pour contempler le trésor
détaché de l’espace sacré du « Ne pas toucher ! » des murs
d’expositions. Elle s’emparait de la toile en l’orientant vers la lumière où une
poussière dorée flottait dans l’air. Elle dansait avec la toile au milieu des
bibliothèques qui ployaient sous le poids des livres. Et ce jour là, Bernard
et Miriam s’étaient attablés à la terrasse d’un restaurant. Le ciel était bas
et leur haleine s’échappait en volutes au-dessus de leur tête. Leurs corps grelottaient
contre les dossiers métalliques des chaises. Ils auraient tout aussi bien pu
s’abriter derrière les vitres embuées du restaurant. Mais ils avaient préféré
se retrouver, malgré l’hiver, à ciel ouvert. Miriam réchauffait ses doigts contre la panse d'un bol de thé tandis que
Bernard dévorait un plat de spaghettis. — Est-ce que je peux, avait interrogé Miriam
tout à coup ? Et sans même attendre la réponse, elle avait tiré de son sac une petite boite d’aquarelle
et en un souffle, elle avait croqué son ami. Il était là, présent sur la
feuille avec le bleu de ses yeux voilé de tristesse. Bernard avait commencé à collectionner des tableaux de
l’Ecole de Paris juste après la guerre. Et son regard étincelait à chaque fois
que son amie s’exclamait émerveillée devant un nouveau trésor acquis ou
échangé à l’hôtel Drouot : — Grâce à toi, je peux
le soulever, le rapprocher et l’éloigner en toute liberté. A travers ce contact
physique avec la toile, je sens le peintre. Je pressens sa démarche. C’est
comme s’il me tenait par la main pour me faire toucher du doigt le mystère de
sa création. Miriam avait l’âge des
enfants de Bernard mais l’âge s’effaçait devant leur amitié. Il avait perdu la
foi en perdant les siens pendant la Shoa. — Tu as perdu la foi,
seulement la foi, lui disait-elle. Tu n’as pas perdu ton âme. C’est étrange !
Comment se fait-il que j’ai la
sensation d’avoir vécu une époque que je
n’ai pas connue ? Bernard se taisait et Miriam
respectait son silence. Il se dégageait de lui une force souveraine. Le mystère
l’enveloppait. Le secret l’habitait. Le bruit courait que même sous la torture,
il n’avait pas dénoncé ses amis de la résistance, à Lyon. — Je m’en vais voir
une grande rétrospective des tableaux de Léon
Weissberg, au centre d’Art et de
Culture de la rue Broca, avait annoncé Miriam à Bernard. C’est le dernier jour
d'exposition et je ne veux pas manquer cela. — Quelle coïncidence,
s’était exclamé Bernard ! Sais-tu que je leur ai prêtés une toile ?
Un ami devait me la rapporter mais il s’est désisté juste avant
que tu n’arrives. Miriam avait dit oui
sans même lui donner le temps de formuler sa requête. Et Bernard s’était
empressé de griffonner une autorisation sur un morceau de papier. Elle s’était retrouvée
bloquée dans un sas lorsqu’elle leur avait expliqué la raison de sa venue. On
l’avait interrogée. On lui avait réclamé ses papiers. On lui avait confisqué
son passeport. Le sas avait fini par
s’ouvrir devant deux colosses qui l’attendaient pour l’escorter jusque
dans le bureau du directeur. Et Miriam s’était retrouvée seule en face d’une
assemblée d’hommes costumés. Et les questions avaient recommencé à fuser. Ils
ne comprenaient décidément pas l’attitude désinvolte de Bernard. — C’est une jeune amie
en qui j’ai toute confiance leur avait-il expliqué au téléphone. L’un des hommes
costumés avait mis en garde Miriam. — C’est une lourde
responsabilité que vous avez prise. Savez-vous combien vaut cette toile ? Il avait avancé un
prix qu’elle n’avait pas retenu. Elle avait seulement compris que la toile valait
une somme irréelle. — Un accros, un vol,
un accident et tout sera à votre charge, avait renchéri le directeur. — J’ai seulement
cherché à rendre service, avait répondu Miriam. On avait enveloppé le
tableau avec du papier bulle avant de le glisser dans un épais carton de
déménagement. On lui avait fait signer un reçu. On avait photocopié son
passeport. Puis elle avait déambulé au milieu des salles pour contempler les
œuvres qu’on allait décrocher dans la
soirée. Mais son regard s’était voilé. Et ses jambes ne la soutenaient plus. Je suis complètement folle se disait-elle, en
attrapant l’œuvre à bras le corps. Et faute d’avoir suffisamment d’argent sur
elle pour héler un taxi, elle avait pris le métro. Il était dix sept
heures, l’heure de pointe. Et Miriam s’était perdue dans les couloirs
interminables des correspondances. Pourtant, elle le connaissait bien ce
parcours qui menait des Gobelins à Chatelet et de Chatelet à Saint Paul !
Elle s’était égarée à travers des dédales sans fin. Elle avait marché dans un
état somnambulique avec la sensation de
flotter quelque part ailleurs. Quel temps faisait-il
à Maïdanek, le onze mars 1943, s’était-elle soudain demandée ? Elle s’était assise
sur le banc d’un quai, à Chatelet. Elle avait suivi le va et vient des métros
qui entraient en gare. Elle avait dévisagé la foule bigarrée, tassée dans des
wagons aux heures de pointe. Au-dessus de ces visages moroses plaqués
contre les vitres, il lui avait semblé apercevoir d’autres visages, les visages
bouleversants de ceux qui avaient été
piégés dans des trains de la
mort. C’est alors qu’une présence subtile avait étendu ses ailes au-dessus
d’elle en lui soufflant à
l’oreille : — N’aie pas peur ! Le
temps d’un trajet, te voici devenue l’ange de ma toile. Toi et moi sommes liés
pendant ce bref instant où je protège tes pas. Miriam s’était
redressée. Le métro avait disparu. La foule s’était évanouie. Il n’y avait plus
qu’elle et la toile, la toile et la présence subtile de l’artiste assassiné à
Maïdanek, le onze mars 1943. Cette présence avait
aplani les dangers. Elle avait retenu les portes d’un wagon qui s’apprêtait à
se refermer comme un couperet sur la toile ; des portes qui s’étaient
bloquées soudain dans le vide comme par enchantement. Cette présence avait
dessiné autour de Miriam un cercle qui repoussait les passagers tout au long du
trajet. Elle était arrivée à
bon port, en fin de journée. Et en l’apercevant sur le seuil de sa librairie, Bernard fou d’inquiétude s’était élancé vers
elle en lui disant : — Devine avec qui
j’étais en train de parler au moment où tu es entrée ? — Je ne sais pas. — Avec la petite
fille qui se trouve sur le tableau ! Cette toile une
Maternité aux couleurs nacrées brossée à pleine pâte et sur laquelle,
frissonnent de légers glacis. C’est ce qu’ils appellent « L’Expressionisme
subtil », les historiens de l’Art. A jamais suspendu, le baiser de la mère à
l’enfant dans un enlacement tourbillonnant ou les bras et les mains se courbent
et se contrecourbes sous les feux d’un amour qui échappe à l’oubli et à la
mort. |
Aline Mopsik |