Les peintures d'Aline

Dans la ronde des âmes

La Flamme sacrée ou la Naissance d'une vocation


 A Paul Gauguin

   Un adolescent  marche nus pieds sur les galets. Il contemple le ciel qui étreint la mer dans une ivresse de feu orangé. La nuit glisse dans la mollesse du jour. Et les étoiles au ciel sont comme des gouttes de sueur suspendues dans le vide.

Faire suer la couleur à la manière d’un arc-en-ciel, se dit-il.

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   Dès l’aube, il surfe sur les vagues comme un pinceau sur la toile.

— Les prouesses d'un pinceau, ce ne sont pas elles qui feront d'un peintre un artiste, lui a dit  son  ami Paul, car en art, il n'y a pas de progrès. Tout a été donné d'emblée, au plus haut degré de l'âme humaine, bien avant la naissance de l'écriture, sous l'éclairage des torches dans la matrice des grottes.

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  Aujourd’hui, l’adolescent ne sait plus quoi faire pour apaiser son ami qui avec ses couleurs, a su s’emparer de la vie.

— Ces soi-disant connaisseurs se sont  invités chez moi, s’est indigné Paul. Ils ont mis tout sens dessus dessous. Ils ont tournés et retournés mes tableaux. Ils ont passé la main dessus pour savoir comment c’est fait.  Ils ont voulu comprendre en un instant ce que j’ai mis des années à acquérir.

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   L’adolescent écoute le roulis des vagues qui s’écrase sur le rivage. Les yeux noyés de ciel, il avale les grands espaces.

— L’âme, il faut la nourrir car elle participe aux deux tiers de la création, lui a confié l’ami. Et devant la souffrance, il faut s’incliner  car elle aiguise le génie. Il faut s’incliner, oui mais pas trop ! Tu vois petit, je ne  m’occupe que du travail de ma journée. Chaque jour un maillon nouveau.

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  Les jours s'éteignent dans la vision d'une boule de feu rose orangé flottant sur la mer. A l’approche de la nuit, l’adolescent court au-devant de cette sphère flamboyante, toujours la même et sans cesse renouvelée.

—  C'est dans le même qui se renouvelle que l'on devine le génie lui a soufflé Paul, car en art, tout n'a pas été dit. Ils ont tout faux ceux qui prétendent que l'artiste aujourd'hui, ne peut que répéter ce qui a été fait avant lui, qu'il ne peut innover que sur la manière de dire, sur la forme. Séparer la forme du fond, c’est absurde. Il n’y a pas de forme sans fond. Faire comme le musicien, vivre dans un monde où tout est relié et où tout participe de la beauté.

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   L’homme et l’adolescent sont tous les deux seuls face à la mer. Ils contemplent cette vaste poitrine qui tout au loin là-bas, se  soulève jusqu’au ciel. Ils écoutent les murmures du grand large.

— Ton autre vie, de l’autre coté de l’océan, ne te manque t-elle pas, a demandé l’adolescent ?

— Absolument pas. Je me tiens à l'écart de toutes les agitations mondaines, loin des musées, loin des salons, loin des expositions. Mais qu’est-ce que cela peut bien me faire à moi puisque mon centre artistique, je le trouve dans mon cerveau ! 

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   Le soleil est à son zénith. Il incendie tout. Dans l’atelier, haut perché sur un tabouret, l’adolescent suit  les coups de pinceaux de son grand ami.

— Manier la couleur comme un soleil qui attise, lui explique l’artiste. Ne pas la salir avec des mélanges. Ne pas assourdir la lumière. Gris bleu, le tronc de cet arbre que tu aperçois sous la véranda. Oui mais si je veux faire comme le soleil, je dois forcer le gris jusqu'au bleu le plus pur car tout est une question d'équivalence. Peindre le rire des cascades qui dévalent les flancs de la montagne. Peindre des sensations musicales. La couleur, vois-tu, c'est la langue du rêve, une langue qui charrie les lignes, les contours et tout ce qui tentent de garroter la vie.

*

   Depuis la fenêtre entrouverte, L’homme et l’adolescent écoutent les ressacs de la mer dans la nuit étoilée. Paul est content car il a bien rempli sa journée.

— J’ai un tempérament qui demande à faire une toile d'un coup et dans la fièvre dit-il. Surtout ne pas retoucher.  Surtout ne pas corriger. Il faut que l'œuvre respire un même élan. Les maladresses disparaissent aussitôt qu'elles font corps avec cette poussée, avec cette lave jaillissante où fusionnent l'âme et le geste. Il n’existe pas de grands peintres qui n'aient pas déformé la nature. Il faut dessiner franchement, y aller carrément, se servir de moyens plastiques. Il faut penser concret, en formes, en couleurs, en compositions pour raconter son rêve. Surtout, ne pas décrire, ne pas expliquer, ne pas illustrer. Suggérer comme en musique. Vois-tu petit, pour jouir pleinement de toute la beauté de ce fruit de feu déclinant sur la mer dans un éclaboussement de lumière rose orangé, il faut savoir se taire.

*

Paul a reçu aujourd’hui une lettre qui l'a fait bondir de rage.

— L'homme, ce prétentieux ! Il sait tout sur tout. Devant un tableau, il dit : « C'est bon. C'est mauvais ». Mais qu’est-ce qu’il en sait ?

— J’ai commencé à peindre a dit  l’adolescent. Et c’est plus fort que tout. J’ai décidé de consacrer ma vie à la peinture. Mais que me conseilles-tu par-dessus tout ?  

— "Il n’y a pas de mystère, petit. Il faut travailler, travailler, travailler. Il faut travailler librement, follement car tôt ou tard on finira bien par reconnaître ta valeur si tu en as une. Surtout ne transpire pas sur un tableau.  Un grand sentiment peut se traduire immédiatement. Rêve dessus et cherche en la forme la plus simple. Le métier vient tout seul, malgré soi, avec l'exercice et d'autant plus facilement qu'on pense à autre chose. Tu sais, ce qui importe avant tout, c'est que ton œuvre tienne, qu'elle soit harmonieuse et qu'elle donne à penser."

A  Paul  Gauguin

 

 

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Aline Mopsik