Si je t'oublie Jérusalem Technique mixte su papier 56/76 |
Sa rédaction n’a jamais subi de
modification. Depuis des millénaires, c’est toujours pareil. Trois cent quatre mille huit cent cinq
lettres réparties sur soixante deux à quatre vingt quatre pages. Une écriture
dite Assyrienne se déploie d’une colonne à l’autre jusqu’à former les
cinq livres du rouleau sacré. Chaque lettre est une ile de tous côtés cernée de
blanc. Et entre chaque blanc, des océans
de silence font miroiter le sens. Un
rouleau est ouvert sur une table. Il attend l’encrage du dernier mot esquissé
au crayon par le scribe, le dernier mot réservé aux hommes de la famille afin
de les associer à la mitzva
de la rédaction d’un Sefer Torah. Noires
ébènes les lettres sur fond crème, le parchemin. Le contraste est saisissant. Mais
d’où vient cette joie qui émane de ce corps sacré ? Est-ce qu’elle provient
du rythme régulier de la calligraphie ? Ou alors des lettres
frémissantes jusque dans leurs extrémités ? Ou encore de leur envol ? Est-ce que le scribe
aurait accroché des ailes aux lettres ? Est-ce que tous les Sefer Torah
sont aussi joyeux que celui la ? Les
hommes de la famille, chacun son tour, ont trempé la pointe d’un bambou dans un
encrier. Appliquée en relief, l’encre
luisante provenant du Yémen a rempli le contour
de chaque lettre en donnant chair au
signe. Ensuite, les femmes ont relié la
dernière page de ce corps sacré à l’une des deux barres en bois appelées Arbre de Vie et sur lesquelles s'enroule
et se déroule le Sefer Torah. Elles ont cousu, lié, assemblé, attaché, joint la terre au ciel comme
Hénoch-Métatron. Le
scribe a glissé le Rouleau dans un boitier recouvert d’une plaque d’argent finement
ciselée. Et après l’avoir paré de son manteau royal, il l’a couronné. Ils
ont descendu le Sefer Torah dans la rue. Ils l’ont abrité sous un dais de
velours bleu nuit. Une voiture à gyrophares et hauts parleurs a soudain
démarré. La musique s'est échappée joyeuse et aérienne à travers les rues de
Jérusalem. Et le cortège s'est mis en branle et la joie a dansé et les hommes
ont tangué et les bras ont mouliné et les pieds ont virevolté et les petits
enfants comme des petits moineaux se sont précipités pour ramasser les bonbons
jetés à la volée. Un soldat armé a veillé sur le défilé. Des hommes de la
sécurité ont arrêté les voitures pour laisser passer le cortège. L'un d'eux,
une jolie blonde, s'est soudain mis à danser sur un passage clouté. Les hommes
radieux, ont tenu à bras le corps, le Sefer Torah comme un fiancé qui étreint
sa fiancée, une fiancée de soixante centimètres de haut et dix kilos de
présence. Le
cortège a épousé les pentes et les montées des rues de Jérusalem tandis que l'ocre
des pierres dorées de soleil s’est voilé. Les lampadaires orangés se sont allumés
et une brise légère s’est levée sur les collines noyées de nuit. Ils
sont arrivés au seuil d’une synagogue. Et les femmes qui s’étaient mêlées aux
hommes pendant la procession, ont brutalement été séparées de leurs maris, de
leurs fils, de leurs pères, de leurs frères, isolées en hauteur sur un balcon
fermé. Elles ont soudain été coupées de cet évènement où un nouveau Sefer Torah
s’apprête à gagner sa demeure dans l’Arche Sainte, tout au
fond de la salle. Mais
n’était-ce pas une femme qui a financé la rédaction de ce grand corps
vivant ? — C’est pour l’apaisement de l’âme du petit frère qui s’en est allé sans avoir eu d’enfant, a dit la sœur. C’est pour prolonger
son nom sur la terre. C’est pour le repos de son âme, ce cadeau qui est comme
une tranche d’éternité. La
sœur est assise en hauteur, au milieu des autres femmes derrière un mur en
métal. Toute émotion visuelle a été bouchée par cette plaque rigide ajourée de
lettres hébreu cursives. Les femmes ont collé leur visage contre la muraille
des lettres pour apercevoir l'Arche Sainte recevant le Sefer Torah. Elles ont
glissé leurs regards à travers les orifices des lettres. C’était comme autant
d’yeux à l’intérieur des lettres. Quelqu'un a soufflé dans un Shofar et une
nuée de lettres carrées jaillissant du gosier du Shofar, a fusionné avec les
regards des femmes derrière la voilette métallique des lettres cursives.
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Aline Mopsik |