Retour

Sur la peinture de
Alain Kleinmann

Alain-Kleinmann02.jpg
Le Rideau du Temps
Texte d'Aline Mopsik






Alain-Kleinmann03.jpg




Le monde n’a pas supporté l’aveuglante lumière de sa naissance. Il s’est brisé comme un vase trop plein. Au milieu de ce chaos, l’artiste, assembleur d’étincelles, a ramassé les tessons imprégnés de cette lumière trop dense. Ils sont devenus tampons et sceaux entre ses mains. Et sur le Rideau du Temps qui se dresse devant le Lieu sans fin qu’on nomme éternité, il inscrit le feu de leur morsure.










Alain-Kleinmann07.jpg




A travers la pulsation de l’œil qui s’ouvre brusquement dans un battement de paupière, tu peux voir en un instant le Rideau du Temps. C’est un miroir de nuées étincelantes gardé par les Veilleurs aux épées de feu tournoyantes. C’est un mur transparent griffé par les éclats d’une mémoire aussi tranchante que les gestes de ces Sabreurs Vigilants devant l’entrée du grand portail qui débouche vers un temps sans frontière où passé, présent et avenir s’entrecroisent pour tisser le Rideau du Temps. 











Alain-Kleinmann05.jpg




Devant le Rideau du Temps, les Sentinelles, aux épées de feu tournoyantes, hachent le fil rigide d’une durée mortelle où tout commence et tout fini sans autre issue possible. Ils tracent devant le Rideau Vaporeux, les volutes d’un escalier secret qui monte vers le ciel comme l’échelle dans le rêve de Jacob. Sur les degrés de cette échelle qui relie ce que la mort sépare, des bibliothèques entières s’alignent devant toi. Chaque livre est un vivant pilier, une cariatide de la mémoire, une stèle érigée. Chaque livre est du temps concentré dans le corps des lettres et chaque lettre est un corps de lumière et chaque page est un visage qui intercepte ton propre visage pour te transmettre une histoire, un savoir accumulé par des générations entières d’assembleurs de lumière. 










Alain-Kleinmann04.jpg




Dès que tu aperçois le Rideau du Temps,  tu comprends que tu es un maillon de cette grande chaîne de l’aventure humaine. Tu deviens le passager, à l’intérieur d’un train, dans un wagon accroché à un autre wagon qui lui-même est accroché à un autre wagon. Et tout va se déployant comme un grand arbre de vie qui pousserait à l’envers, les racines dans le ciel avec le feuillage sur la terre. Sur le Rideau du Temps sont gravées « toutes les générations des générations du monde et tous les actes des générations du monde passés ou présents,jusqu’à l’épuisement de toutes les générations. » Et devant lui des hommes prient, car il est ce mur, le Kotel de Jérusalem, fragment d’un Temple brisé, incendié, profané.











Alain-Kleinmann06.jpg




Lorsque les pierres pleurent, tout se tait alentour. Il n’y a plus ni jour ni nuit, ni saisons, ni vaines agitations humaines. Lorsque les pierres pleurent, tu peux entendre les pulsations d’une conscience universelle qui jaillit de l’ardent buisson de l’histoire humaine. Ce sont les battements de cils du Rideau du Temps. Il est cet œil immense à l’éclat incendiaire qui attise les braises de cette conscience sans âge à travers des objets oubliés, des photos démodées, des regards persistants. Il est cet œil radieux aux teintes de l’aube naissante des souvenirs d’enfance. Il est cet œil froid qui foudroie les profanateurs de temps qui ont osé décroché des maillons à la grande chaîne de l’histoire humaine. Des particules de vies fauchées nagent dans les prunelles de la Conscience. L’artiste aux ailes couleur du Rideau du Temps, les intercepte et reconstruit à partir d’elles un chaînon qui les rattache au grand anneau de la destinée humaine. Il fabrique tout ce qui peut contenir ces étincelles égarées provenant du trop plein de lumière de la création du monde.











Alain-kleinmann01.jpg




Il fabrique des valises, des cartons à dessins, des livres anciens. Il fabrique des façades illuminées d’une lumière qui fait revivre les pierres. Il fabrique des fauteuils portant les empreintes d’une présence absente. Il fabrique de grands autels devant le Rideau du Temps qui claque au vent de la mémoire mouvante.













Dès que tu aperçois le Rideau du Temps, tu comprends que ta vie n’est pas une salle d’attente de pas perdus dans un hall de gare mais la grande salle d’un Temple, le Saint du Temple de la Mémoire. Dès que tu aperçois le Rideau du Temps, tu découvres que tu es devant le voile ou parohed qui s’érige devant le Saint des Saints du Temple. Il arrive quelques fois qu’un grand prêtre soulève le Rideau du Temps. Te dire ce qu’on n’y voit est impossible à dire. Seuls les assembleurs d’étincelles parviennent à révéler, par delà le Rideau du Temps, l’âme du Temps, qui est le Lieu sans fin qu’on nomme éternité.