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Hommage aux victimes de la rafle du Vel  d'Hiv

Walter Spitzer

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 D'après le monument commémoratif de la rafle du Vel'd'Hiv par Walter Spitzer
Quai de Grenelle - Place des martyrs Juifs du Vel'd'Hiv
Métro Bir-Hakeim (ligne 6) - 75015
RER C : Champ de Mars-Tour Eiffel


Les sept flambeaux de la mémoire
Texte et photos d'Aline Mopsik


Comment ne pas se sentir écrasés dans les grands tournants de l’histoire ? Certains ont été broyés jusqu’à la cendre. Mais la mémoire, braise au-dessus des cendres, continue à jeter ses étincelles de lumière dans les mots, dans les notes, dans les couleurs, dans la matière et des œuvres d’art s’érigent en monuments qui deviennent des symboles tel le Guernica de Picasso, des symboles et des lieux de rassemblement, de commémoration ou de recueillement en dehors des jours officiels.



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Paris, ligne 6, métro Bir Hakeim, le pont de Grenelle, la tour Effel et la Seine, et puis ces nombreuses marches qui débouchent sur une allée fleurie et tout au fond de l’allée, le cœur du jardin, le monument semblable à un autel, à une offrande au ciel, le Saint des Saint du jardin.




Ils sont sept, sept comme les sept branches du chandelier, les sept doigts de la main de l’artiste dans l’autoportrait de Chagall. Qui sont-ils ? De braves soldats morts pour la patrie durant la seconde guerre mondiale comme c’est l’usage dans les monuments à la gloire des victimes de guerres ? Non pas. Ce sont des civils, des enfants, des femmes enceintes, des personnes âgées, des hommes désarmés, les 12 884 juifs raflés sous le régime de Pétain par des policiers français dans la nuit du  15 au 16 juillet 1942. Depuis quand érige t-on des monuments en hommage aux victimes civiles d’une guerre ? Ne devrait-on pas glorifier plutôt les guerriers héroïques morts sur les champs de batailles ? Mais où étaient les soldats en ces temps là ? Dans les costumes militaires, les uniformes de gendarmes ? Qui résistait de plein front, avant tout le monde contre l’ennemi non pas d’un pays, d’une nation ou d’une race comme on pourrait le croire mais  contre l’ennemi de l’humanité toute entière ? Qui mieux  que ces combattants anonymes voués à une résistance quotidienne, ces civils persécutés par l’antisémitisme sous le gouvernement de Vichy méritaient d’être honorés en héros ? Les grands braves, mais c’étaient eux, les victimes en habits de ville cachant un soldat trahi, piégé et désarmé sous leurs vêtements de civil. Ces sept qui font 12 884 ressemblent-ils à du bétail conduit à l’abattoir ? Sont-ils passifs, lâches, vils, peureux, pitoyables ? Qui peut raconter toutes les guerres qu’ils ont du faire en silence du plus fort de leurs âmes insoumises avant de mourir ? Combien de vies auraient-ils pus engendrer si leurs vies n’avaient pas été fauchées au cours de ce grand crime légalisé sous le couvert des képis français ! Ces sept qui font 12 884, sont bien davantage encore. Ils sont 8, sept avec en plus l’avenir contenu dans le ventre de la femme enceinte faisant partie du monument. Durant cette grande rafle du vel d’hiv, ils se sont emparés non seulement de leurs biens, de leurs maisons, de leur liberté, de leur vie mais aussi de l’avenir qu’ils transportaient avec les richesses artistiques et intellectuelles qu’ils auraient pu offrir au monde. Jusque sous leurs rides, ils sont beaux ces sept là qui font 12 884 et davantage encore. Jusque dans la douleur qui est plus forte que la peur de la mort, ils sont dignes et nobles. L’artiste du monument a brisé la représentation injurieuse, mythique et diabolique du juif qui a pollué tant d’imaginaires. Ils sont d’époque dans leurs vêtements d’époque aussi vrais que nature ces sept là qui font 12 884. Ils sont réels, ils sont présents. Les passants peuvent s’étonner et se retrouver dans ces visages concentrés sur eux-mêmes qui les regardent de l’intérieur. Au cours de leur flânerie, sauraient-ils capter le secret du jardin, car ces sept là détiennent un message.
 



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« N’oublions jamais »  est-il inscrit sous le socle du monument incurvé comme le vélodrome d’hiver. Oublier quoi ? Oublier qui ? Ces victimes ? Qu’ont-elles de plus que les autres victimes de toutes les guerres du monde à travers les siècles ? 



Ils sont assis dignement en attente dans un non lieu, dans un non temps qui précèdent le naufrage. Ils savent tous du plus jeune au plus âgé, ils savent par delà le savoir. Aucune agitation, aucun mouvement brusque, désordonné, disharmonieux. Ils sont assis dignement dans une attente qui n’est pas du tout léthargique. Ils ne sont pas résignés. Ils sont tendus à faire saillir les muscles et les veines sous la peau, à faire plisser les vêtements sur les corps. Ils sont tendus dans un cri inaudible qui déchire le ciel. Ils ont tous les âges des passants qui les regardent. Ils ont tous les âges parce qu’ils sont sans âge. La douleur n’a pas d’âge. Ils sont d’hier, d’aujourd’hui, de demain, peut-être. Ils sont de toujours. Ils sont parmi vous les passants qui passez rêveusement, la tour Effel dans votre dos et la Seine sur votre droite. Vous pouvez les approcher, les toucher. Ils sont à votre hauteur bien que surélevés. Gravissez les marches, franchissez le cercle magique de leur présence. Observez-les. Regardez-les. A travers l’éclat du bronze, ils vous renvoient  l’image de votre propre reflet. Et soudain vous ne savez plus qui de vous ou d’eux est sur ce radeau. Vous cherchez à vous rassurer en vous disant qu’ils sont les autres jusqu’au moment où ils vous font comprendre que les autres c’est vous tous qui passez. Personne n’est à l’abri de la tyrannie des hommes.
Ils sont posés sur un radeau jeté à la dérive qui n’est pas le radeau de la méduse de Géricault car ici pas la moindre petite lueur d’espoir dans le lointain des regards de ces hommes et de ces femmes suspendus en plein vol, arrêtés à jamais. Ils sont assis en équilibre précaire au-dessus du chaos. Ils n’ont plus rien à quoi se raccrocher, aucune main secourable pour les arracher au gouffre qui déjà les aspire. Ils n’ont pour tout appui que la force de leur amour qui fait gonfler la sève de leurs mains rivées aux être chers.



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Ils sont couplés, rattachés les uns aux autres par un bouquet de mains. Aucune agitation, aucun désordre, mais dans le travail de l’artiste, tout concoure à l’endurance, à la résistance. Des ondes liquides comme une lave chaude, semblent parcourir de l’intérieur la masse compacte du bronze. La matière se plisse, se fronce dans une force centrifuge. Les reliefs tourmentés ne sont pas torturés. Le feu ardent ne dévore pas. Un sentiment de poids, de densité, d’accablement noble vient s’inscrit jusque dans les plis mouillés de leurs vêtements. Ils voguent aux dessus des eaux de l’abîme, éclaboussés par le malheur.
Ils s’en vont avec rien ou presque rien, quelques objets familiers, saisis à la hâte, un sac à main, une poupée, une valise. Ils s’en vont les mains vides mais le cœur lourd d’une vie confisquée.




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L’inconsolable pleure, atterrée, nus pied, cramponnée à ce qui lui reste de son passé, une malle usée, une alliance devenue trop large et qui glisse de son doigts comme glisse la vie qu’elle cherche à retenir, la main crispée sur un mouchoir froissé. Elle a tout perdu, sa beauté avec sa jeunesse, ses proches, sa maison. Son corps naufragé ondoie et nage dans le désastre. Elle n’a plus la force de le porter. Elle n’a plus la force de supporter.


 

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Le jeune couple taillé dans un seul bloc qui abrite trois cœurs battants semble isoler du reste du monde. L’homme contient la femme qui contient l’enfant privé de naissance. La femme semble souffrir des contractions d’un accouchement qui se hâte.



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Ses narines sont dilatées et son visage est blême jusque dans le bronze. La matière a des états d’âme, des frissons, des douleurs.



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Le jeune couple est dressé comme un monolithe sacré vers le ciel. Mais le ciel est distrait et l’homme qui enveloppe la femme et la protége de tout son corps reste impuissant devant le malheur qui les dépasse.




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La petite fille est grave, prématurément vieillie.




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On vient de mettre à terre la jeunesse qui la berçait pour la faire grandir en douceur.





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La poupée est jetée sur le sol, jetée son enfance et jetée son insouciance.




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La mère à l’enfant enlace son petit dieu, farouche et résolue mais non pas résignée car en elle remonte la révolte de sa mère biblique Rachel qui bravait le ciel en pleurant ses enfants.




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Son sein est chaud dessous le bronze.
Au cœur des grands bouleversements, l’enfant s’enfonce dans la présence de sa mère qui de ses deux bras le soutient comme une bouée.



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Il dort dans sa douceur et ses prunelles roulent sous ses paupières ouvertes au cauchemar prémonitoire de son rêve agité.




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Il est le juif de toujours avec son étoile dans le coeur, ni jeune ni vieux, non pas fataliste mais philosophe.



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Il la connaît par cœur son histoire qui se répète sans cesse à travers les siècles. Mais au fond de lui aucune parcelle de haine, aucun esprit vengeur, aucune frayeur, mais une distance pensante qui se pose comme une colombe sur l’épaule de la mère à l’enfant. Il répand douceur et paix. Il a tout vu de la noirceur de ses persécuteurs. Ni il accuse, ni il pardonne. Cela concerne le ciel. Il continue à garder en l’homme dans ce qu’il a de plus divinement humain un espoir désespérant. 





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L’inconsolable a le visage tourné vers la Grande dame de Paris au corps d’acier construit par Effel.



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Son regard de bronze ausculte les lointains avenirs. Mais la  Seine indifférente continue à couler sous le pont de Grenelle.  Combien la mémoire humaine est fragile sous les intempéries du temps qui s’écoule ! Pourquoi la protéger, la nourrir et la transmettre d’une  génération à l’autre ? Pourquoi ne pas simplement oublier les drames passés, la douleur et toutes les peines du monde commis par les hommes envers les hommes ? Pourquoi devrions-nous charger le cœur de nos enfants des misères qu’ils n’ont pas connus, des misères que nous n’avons pas connus nous mêmes ? Pourquoi ? Pour ce jamais plus qui pourrait recommencer sans le travail de la mémoire, cette conscience active, ce phare lumineux qui protège des écueils. Ce monument dédié aux 12 884 juifs raflés par la brigade française dans la  nuit du 15 au 16 juillet 1942 est une arche voguant au dessus du déluge de l’oubli. Non, ce monument n’a pas été fait pour décorer un jardin. Reprenons les paroles de Picasso : «  la peinture et les œuvres d’art par extension, sont un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi. »


La grande rafle parisienne du Vel'd'hiv a été  est organisée par la police française sous la direction de René Bousquet

Quelques indications sur l'artiste Walter  Spitzer