DES ENCRES ET DES COULEURS
Par sa présence sensible, charnelle, matérielle, par ses
résonnances vibrantes et porteuses d'un langage universel que même les
petits enfants qui ne savent pas encore lire, comprennent, la couleur talonne
la lettre jusque dans ses retranchements. Elle fusionne avec l'encre
noire du texte pour dire ce que les mots ne peuvent pas approcher.
La couleur, les peintures ne sont en rien des illustrations, des
ornements, un interlude entre deux pages. Elles planent au-dessus du
corps du texte, au-dessus de l'écrit. Elles sont ce que les voyelles
sont aux consonnes dans l'écriture hébraïque. Elles en sont l'âme,
l'âme des corps spirituels des mots.
Déjà dans la Bible, la couleur est un signe d'alliance entre ciel et terre à travers les prismes de l'arc-en-ciel.
La
couleur, mes couleurs… je préfère les fabriquer avec des pigments et
des liants tel que l’huile de lin, le vernis dammar, la gomme
adragante, la gomme arabique, les cires de carnauba et d’abeille,
l’œuf, l’acrylique… Le nom de chaque pigment est en soi un poème. Armée
d'une spatule, je m’attelle à broyer sur une plaque de granit mes
oxydes de fer jaune, rouge, brun, noir ; mon oxyde de chrome vert ; mes
cadmiums ; mes phtalocyanines ; mes couleurs lumières de chez Bayer ;
mes ocres, mes irgalithes, mes outremers bleus, violets, roses ; le
manganèse, le fastopène, le quindo, le manox (un bleu nerveux celui-là,
grave et profond)… Chaque couleur a son exigence, un peu plus de liant,
un peu plus d’eau, un peu plus de pigment. Certaines sont très
volatiles. D’autres sont plus terreuses, plus assoiffées. Je malaxe, je
triture, je broie, je pétris. J’infuse mon énergie en elle. Je les
imprègne de ma « présence charnelle ». Je les fais miennes. Avant même
de les utiliser, elles me sont très familières. Je remonte à la source
du geste précédent la création. Je prépare mes munitions.
Dans les temps forts de la création, les couleurs accourent vers
moi, tels des êtres ailés, des créatures vivantes, intelligentes. Elles
épousent l’élan qui me porte, qui me catapulte… ailleurs, vers un « moi
» qui s’efface et se fond dans ce qui le dépasse. Elles sont la chair
de mon âme, l’expression physique de mon rapport au ciel.
Est-ce vraiment un problème si je n'appartiens à aucune école, aucun
mouvement, aucune tendance actuelle ? L'essentiel n'est-il pas
d'appartenir à la Création, à la Création dans ce qu'elle a de plus
exigent, de plus exaltant, de plus religieux et de plus authentique ?
Sur le grand Arbre de l'Histoire de l'Art
qui croît depuis la nuit des temps, je pousse en petit bourgeon
solitaire, caché sous son épais feuillage.
Je ne fais aucun compromis. La peinture est ma raison d’être, ma raison
de vivre, mon être au monde, ma façon de respirer, de vivre… de
survivre. Elle est sacrée. Voilà pourquoi, je me sens si démunie pour
l’imposer au milieu des grands vacarmes mondains.
Ces peintures qui naissent entre mes doigts, jaillissent non pas
du plus profond de mes entrailles mais d'une profondeur encore plus
intérieure, plus intime et en hauteur, au parfum "Gan Eden". Elles
éclosent, sauvages et libres dans l'espace qui naît sous le regard des
hommes mangeurs de ciel.
Mes Pères et Mères, ma Parenté, ce sont les
plus grands coloristes : Chagall, Soutine, Gauguin, Van Gogh, Klee,
Rouault, Atlan, Delacroix, Altamira et Lascaux.
Conteuse en couleur sur le grand ballet des pinceaux qui tournoient
comme une baguette magique, je suis. Dans cette époque où les excès
dans l'horreur, la souffrance, la morbidité, le cynisme, la laideur et
le chaos deviennent souvent les moteurs qui génèrent des œuvres d'art,
je ne m'y retrouve pas.
Les couleurs circulent dans les veines de mon imagination. C'en est
presque indécent tant elle m'arrive fluide et intarissable, exubérante,
joyeuse... Libre.
Aline Mopsik
Jérusalem, jeudi 6 mars 2014