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Lorsque mon visage qui te cherche là haut,
s’agrippe au rebord glissant de ce vertigineux trou noir, je ne sais plus qui
de la nuit ou de moi est la plus sombre. Et pourquoi deviendrais-je noire dans
le silence du ciel ? Est-ce que la lune s’obscurcit au milieu des ténèbres ? * Je lève les yeux au-dessus de ma vie et
j’accroche mon âme aux réseaux des âmes qui ne font pas de différences entre
les âmes des vivants et les âmes des morts car dans la communauté des âmes, la
vie, la mort, sont un détail, une affaire de vêtements. Au-dessus de ma vie,
les âmes tout ensembles vêtus de corps de chair et de corps de lumière
franchissent allègrement le voile transparent du ciel. Il n’y a plus ni fossé,
ni distance, ni oubli, ni douleur… * Il vente, il neige, il gèle derrière les vitres
embuées d’un café du Marais. Elle a posé son béret sur une table ronde en
marbre rose. Elle a planté son regard bleu sur la planète de mon âme. Mais
voici, je suis ailleurs. Je m'attends à ce que tu pousses la porte de ce café à
tout moment. D'un battement de cils, je retourne au présent. Décidément le ciel
a la grisaille d'un torchon sale mais qu'importe le ciel, aujourd'hui je suis
venue me blottir dans l'outremer des yeux d'Isa. Comment me
sauver de ta mort ? — Tu as
suffisamment accumulé de force en toi durant ta vie avec Elyah pour affronter
une telle épreuve. La difficulté n’est ni de tenir ni de résister mais de
reconstruire. Tu es jeune. Tu es jolie. Un jour tu seras prête. Comment me
protéger de ceux nombreux qui me condamnent à marcher dans l’ombre de ta mort ?
— Maayane, en
s’en allant, Elyah t’a laissé la place. Prends-la ! Ne te tais pas ! Comment me
barricader contre cette célébrité soudaine qui a fait de toi le personnage
mythique que tu as refusé d'être durant ta vie? — Tu ne pourras
pas empêcher que l’on vienne le mythifier car il appartient désormais à tout le
monde. De temps en temps, tu pousseras une gueulante pour remettre les pendules
à l’heure. Mais toi de ton côté, fais ! Continue! Sur la terre
comme au ciel, on t’a ravi. Où es-tu ? — Ton rapport
avec Elyah est comme ce monologue à deux avec Dieu. Comment te
protéger de la mort ? — Maayane, ne t’inquiète pas. Son œuvre ira en
se propageant de plus en plus. Elle s’imposera nécessairement. Elle est
incontournable. Elle est fondamentale. *
Et aujourd'hui c’est Pourim dans la communauté
des hommes de mon peuple. Il était une fois, au temps du roi Assuérus, Esther
et Mardochée. Ils ont renversé le complot d’Aman. Ils ont déjoué le sort. Ils
ont transformé un jour de deuil en jour de fête. Pourquoi n’ai-je pas eu le
cran de la reine Esther en allant trouver le Roi de Gloire ce jour là
? Je Lui aurais dit : — Oh Roi Puissant, au nom de mon peuple, épargne
ton fils car il n'a pas fini de répandre sur nous toute sa lumière ! Pourtant je suis allée trouver le Roi de Gloire
ce vendredi soir. Deux veilleurs aux épées de feu tournoyantes m’ont empêchée
d’entrer dans Ses appartements. Le Roi de Rois des Rois m’a aperçue par-dessus
les épaules de Ses gardiens en feu. Il a vu mes larmes et Il m’a dit : — J’aime tes
larmes. Redescends et pleure. — Mon rire est
meilleur que mes larmes ! Les sentinelles des hauteurs m’ont secouée avec
colère en criant : — Comment
oses-tu, mortelle, contester les ordres du Roi ? Retourne d’où tu viens ! Je me suis échappée des tenailles de leurs
ailes et je suis venue me blottir sous les pieds du Trône de Gloire en
proclamant tout haut, bien fort : — Mon rire est
meilleur que mes larmes ! L'archange au-dessus des archanges m'a tirée de
dessous le Trône. Il m'a promis que j’allais rire autant que je pouvais
pleurer. Je suis redescendue dans la vallée des pleurs.
Et désormais je parle au vent et aux nuages. Je te cherche. Dans le grand
Big-bang de ton départ, notre histoire a explosé en mille morceaux et depuis
ses fragments foncent sur moi comme des astéroïdes. Ils n’en finissent pas de
me meurtrir. Mais le chagrin m’exaspère et je commence à en
avoir assez. Le soleil a terminé sa course. Il a retiré sa
couronne et quitté son char doré. Le phénix, à ses côtés, a secoué
les brindilles de lumière accrochées à ses ailes. Il a passé toute la journée à
courir au devant du soleil, faisant écran avec son corps pour éviter que le
monde ne se consume sous les ardeurs de l'astre. Mais malgré son zèle ailé,
j'ai reçu dans la soirée une morsure de soleil en plein cœur. Pourquoi cette
tristesse soudaine ? J'ai passé une nuit très agitée. Mais en
apprenant la nouvelle, le lendemain, j'ai franchi les sept cieux pour parler au
Roi de Rois des Rois. Les veilleurs, porteurs d'ailes, m’ont aussitôt barré le
passage en s’écriant: — Encore elle ?
J’ai hurlé sous les remparts de Son septième
palais : — Pourquoi ? Les anges de lumière m'ont bâillonnée mais j’ai
mordu le bout de leurs ailes et la bouche en feu j’ai demandé : — Pourquoi, oh
Roi glorieux, retires-Tu avant l’heure, de ce monde obscur, des hommes
flambeaux et hier soir Tsipora ? Les hommes sur la terre sont sans réponse et
Toi Tu te tais et le chagrin est sans nom. Elle venait d’avoir tout juste
quinze ans. Elle s'en est allée comme un souffle léger, une colombe envolée. C'est alors qu'une voix amie, s'est levée du
sein de la cohorte des archanges en disant : — « Poussière,
Poussière, comme tu es acharnée, comme tu es présomptueuse, tu désintègres ceux
qui faisaient le délice des yeux, tu engloutis et réduis en poussière tous les
piliers lumineux du monde ! » Les sentinelles offusquées par ce vent de
rébellion m’ont poussée dans le vide, mais je me suis agrippée à ton cou et tu
m’as déposée sur la terre avec une infinie tendresse. * J’avais demandé à visualiser le montage que
j’avais réalisé pour cette soirée d'hiver en ton hommage. Et
voici, je suis seule dans le grand auditorium où une armée de fauteuils
somnolent dans la pénombre. Je suis seule au milieu d’eux, sur l’un d’entre
eux, toute petite, minuscule, un petit grain de poussière. Il y a juste moi et
cet Ecran, moi devant cet Ecran, cet Ecran et toi, ta voix, ton visage, tes
mains. Tes mains, la chaude présence de tes mains... Nous sommes tous les deux
seuls, face à face, dans ce grand auditorium, ce soir dans le noir, moi seule
face à toi sur l’Ecran. — Elyah :
"Ai-je été sur un trône céleste à l’apparence de saphir?" Comment traverser cet Ecran liquide devant mes
yeux ? Comment plonger dans cette réalité qui n'existe que dans la pénombre sur
cet Ecran lumineux ? Dès que je t’aperçois sur l’Ecran, je te fais signe avec
la main et ma main devient une ombre qui cherche à retenir ton image. Une
ombre, une image, est-ce tout ce qui reste de nous ? Je n'ai plus de toi qu'une
image à étreindre avec mon ombre sur l’Ecran. Oh, je le vois bien que je
te fais de la peine, assise, toute petite, toute seule, dans le noir à
t’attendre, comme une enfant sage. Franchement quelle tragédie ta vie !
Comment, derrière l’Ecran tu me vois devant toi, moi qui regarde ton image sur
l'Ecran sans te voir Toi ? Tes mains s’agitent en tous sens derrière le mur de
lumière. Elles attisent le feu dans ma poitrine. — Elyah :
"Je fais un signe de la main et tu me réponds. Tu me fais un si grand
sourire qui s'incruste sur le sable mouillé des plages enfantines où l'ombre
n'existe pas. Un monde sans nuage, posé délicatement sur les cimes de ton cœur,
fait frémir la racine des quelques cheveux qui me restent. Une musique si douce
qui est l'écho de ton amour…" J'ai grimpé sur l'aile de l'avion qu'on
aperçoit dans le film. J'ai dansé, j'ai chanté, j'ai célébré ta noce avec le
ciel. J'ai crié : — Mazal tov !
Mazal tov ! Va ! Garde-le, Toi, l'Eternel Impatient qui n'as pas voulu attendre
encore quelques années. Je suis le verre qu'Il a jeté à terre. Je suis
le verre qu’Il a brisé sous Son talon à l'occasion de ton mariage avec le
ciel. *
— "Rien n'est
plus comme avant et tout recommence déjà." — Où
sommes-nous ? Je ne vois ni remparts ni tour ni murs ni le Mur. — "Il n'y
a ni Mur ni Porte ni Tour fortifiée là où nous nous sommes arrêtés." — Aucune pierre, rien de dur, rien de blessant,
juste ce parfum de fleurs enivrant avec la chorale des étoiles du matin. — Nous sommes
en Eden, mon amour, dans la Jérusalem d'en haut. — Le Jardin,
les Fleurs, l'Arbre de la vie, je ne les vois pas. Où sont-ils ? — " Le
Jardin, les Fleurs, l'Arbre de la vie et même l'Arbre de la connaissance du
bien et du mal, ils recommencent à grandir en nous." — Oui, tout
recommence déjà. Et à l'emplacement de ce Mur, de ces huit Portes, de cette
Tour… — Le
Jardin. — Ces huit Portes,
ce Mur, cette Tour sont le miroir brisé d'un autre versant de la réalité. Ils
sont le reflet d'un ailleurs qui n'est pas brisé. — "Et ma Tour
fortifiée, c'est ton cou, mon Mur à moi, c'est ta poitrine, mes Portes, ce sont
tes lèvres !" — Un jour ta
mère est morte et tu m'as dit en me parlant d'elle : "Ce qu'on laisse en
partant, c'est tout l'amour qu'on a donné". C'est donc que je suis riche
d'un trésor intarissable ! Et toi, as-tu emporté tout mon amour dans la hauteur
des cieux ? Au fond, la mort ne tue pas. Bien sûr, elle enterre. Elle enterre
les sens mais l'amour ne meurt pas avec la mort. L'amour ne meurt pas après la
mort. L’amour ne meurt pas avec l’amour. L’amour ne tue jamais l’amour. La vision disparaît. *
Les phrases en italiques dans le texte sont tirées des écrits personnels de Charles Mopsik.
Extraits
lus par Daniel Mesguish à l'occasion d'un hommage à Charles
Mopsik le 14 novembre 2003 au centre Safra : "Hommage à Charles Mopsik,
une oeuvre intellectuelle en mouvement".
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