Les peintures d'Aline

Hommage aux Victimes de la rafle du Vel d’Hiv

Walter Spitzer


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Monument commémoratif de la rafle du Vel d'Hiv réalisé par Walter Spitzer 
Quai de Grenelle, Place des martyres Juifs du Vel d'Hiv


LES SEPT FLAMBEAUX DE LA MEMOIRE


— Comment ne pas se sentir broyés par les tourbillons de l’Histoire  ?

— Certains ont été brûlés jusqu’à la cendre. Mais la mémoire, braise au-dessus des cendres, continue à jeter ses étincelles dans les mots, dans les notes, dans les couleurs, dans la matière et quelques œuvres s’érigent en monuments qui deviennent des lieux de commémoration.


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— Paris, ligne 6, métro Bir Hakeim, le pont de Grenelle, la tour Effel et la Seine.

— Puis ces marches qui débouchent sur une allée fleurie. Et tout au fond de l’allée,  le monument semblable à un autel, à une offrande au ciel.  

— Qui sont-ils ?

 Ils sont sept.

— Sont-ils de braves soldats morts pour la patrie comme c’est l’usage dans les monuments à la gloire des victimes de guerre ?

— Non pas. Ce sont des civils, des enfants, des femmes enceintes, des personnes âgées, des hommes désarmés, les douze mille huit cent quatre vingt quatre juifs raflés sous le régime de Pétain par des policiers français dans la nuit du 15 au 16 juillet 1942.

— Mais depuis quand érige t-on des monuments en hommage aux victimes civiles d’une guerre ? Ne devrait-on pas plutôt glorifier les guerriers héroïques morts sur les champs de batailles ?

— Mais où étaient les soldats ?

— Qui résistait de plein fouet contre l’ennemi non pas d’un pays, d’une nation ou d’une race mais contre l’ennemi de l’humanité toute entière ?

— Qui mieux que ces combattants anonymes voués à une résistance quotidienne, ces civils persécutés par l’antisémitisme, sous le gouvernement de Vichy mériteraient d’être honorés en héros ?

— Les grands braves, mais c’était eux, les victimes en habits de ville cachant un soldat trahi, piégé et désarmé sous des vêtements civils.

 Ces sept  là qui font douze mille huit cent quatre vingt quatre, ressemblaient-ils à du bétail qu’on mène à l’abattoir ? Qui peut raconter toutes les guerres qu’ils ont menées dans les tréfonds de leurs âmes insoumises, avant de mourir ?

 Combien de vies auraient-ils pu engendrer si leur vie n’avait pas été fauchée au cours de ce grand crime légalisé sous le couvert des képis français !


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— Ces sept qui font douze mille huit cent quatre vingt quatre, font huit avec l’enfant à naitre, dans le ventre de la femme enceinte.  Durant cette grande rafle, des gendarmes se sont emparés non seulement de leurs biens, de leur vie mais aussi de leur avenir avec toutes les richesses spirituelles qu’ils auraient pu offrir au monde.

— L’artiste a brisé les caricatures odieuses et mensongères du juif exilé, qui ont pollué tant d’imaginaires, car jusque dans leurs rides, ils sont beaux ces sept là qui font douze mille huit cent quatre vingt quatre et davantage encore. Jusque dans la douleur, ils restent dignes et nobles.

— Ils sont de toujours, dans leurs vêtements d’époque. Certains s’étonnent de la resemblance avec  ceux qui passent. Sauront-ils capter le secret du jardin qui abrite cet autel ?


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— « N’oublions jamais »  est-il gravé sous le socle du monument incurvé comme un vélodrome.

 Oublier quoi ? Oublier qui ? Oublier ces victimes ? Mais qu’ont-elles de plus que les autres victimes de guerre à travers les siècles ? 

— Ces sept  là sont assis dans une attente, dans un non-lieu, dans un non-temps qui précède le naufrage.

— Aucune agitation. Aucun mouvement désordonné. Aucune résignation.  Ils sont tendus à faire saillir les muscles et les veines sous la peau. Ils sont tendus à faire plisser les vêtements sur les corps.

 Ils ont tous les âges des passants qui les croisent.

— Ils ont tous les âges parce qu’ils sont sans âge. La douleur n’a pas d’âge.

 Ils sont d’hier, d’aujourd’hui, de demain peut-être ! Ils sont de toujours. Ils sont parmi vous qui passez, la tour Effel dans votre dos et la Seine sur votre droite.

— Vous pouvez les approcher, les toucher. Ils sont à votre portée. Gravissez les marches. Franchissez le cercle magique de leur présence. Regardez-les !

— A travers l’éclat du bronze, ils vous renvoient l’image de votre propre reflet. Et soudain vous ne savez plus qui de vous ou d’eux est sur ce radeau. Vous cherchez à vous rassurer en vous disant qu’ils sont les autres. Mais les autres ce sont vous tous qui passez ! 

— Personne n’est à l’abri de la tyrannie des hommes.

— Ils sont posés sur un radeau, jeté à la dérive. Aucune lueur d’espoir dans les regards de ces hommes et de ces femmes, suspendus en plein vol, arrêtés à tout jamais.

— Ils sont assis en équilibre précaire au-dessus du chaos. Ils n’ont plus rien à quoi se raccrocher, aucune main secourable pour les arracher au gouffre qui déjà les aspire.


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— Ils n’ont pour tout appui que la force de leur amour qui fait gonfler les veines de leurs mains rivées aux être chers.

— Ils sont rattachés les uns aux autres par un bouquet de mains.

— Des ondes comme de la lave brulante semblent parcourir le bronze. La matière se plisse, se fronce. Un sentiment de poids, de densité, de gravité vient s’inscrire jusque dans les plis mouillés de leurs vêtements.

— Ils voguent au-dessus de l’abîme, éclaboussés par le malheur.

— Ils s’en vont avec presque rien, quelques objets familiers saisis à la hâte, un sac à main, une poupée, une valise.

— Ils s’en vont les mains vides mais le cœur lourd d’une vie confisquée.


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— L’inconsolable pleure, atterrée, cramponnée à ce qui lui reste de son passé, une malle usée, une alliance trop large qui glisse de son doigt comme glisse la vie qu’elle cherche à retenir, la main crispée sur un mouchoir froissé. 

— Elle a tout perdu, sa jeunesse, ses proches, sa maison. Son corps naufragé ondoie au milieu du désastre.

— Elle n’a plus la force de le porter.

— Elle n’a plus la force de supporter.

 


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— Le jeune couple taillé dans un bloc qui abrite trois cœurs battants, semble isoler du reste du monde. L’homme contient la femme qui contient l’enfant privé de naissance.

— La femme semble souffrir des contractions d’un accouchement qui se hâte.

 

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— Ses narines sont dilatées. La matière a des frissons, des douleurs.

— Le jeune couple est dressé comme un monolithe sacré vers le ciel.

— Mais le ciel est distrait et l’homme qui enveloppe la femme et la protège de tout son corps,  reste impuissant devant le malheur qui les dépasse.


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— La petite fille est grave, prématurément vieillie. On vient de mettre à terre son enfance, sa jeunesse.


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— Sa poupée est jetée sur le sol.

— Jetée à même le sol, son insouciance.



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— La mère à l’enfant enlace son petit dieu. Farouche et résolue, elle sent monter en elle  la révolte de sa mère biblique Rachel qui bravait le ciel en pleurant ses enfants.


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— Son sein est chaud dessous le bronze. Au milieu du malheur, l’enfant s’enfonce dans la présence de sa mère qui de ses deux bras le soutient comme une bouée.

— Il dort dans sa douceur et ses prunelles roulent sous ses paupières ouvertes au cauchemar prémonitoire de son rêve agité.


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— L’homme à l’étoile jaune a compris  qu’une nouvelle page de la longue histoire des désastres et des persécutions de son peuple est en train de s’écrire.

— Philosophe et non pas résigné, il a posé une main qui se veut rassurante sur l’épaule de la femme à l’enfant.

— Ils sont tout de feu, une lave de douleur coulée dans le moule froid du bronze.

— Ils sont la conscience qui s’érige au-dessus de l’oubli et qui ni n’accuse ni ne pardonne car cela concerne le ciel.

 

Epilogue


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— L’inconsolable a le visage tourné vers la Grande dame au corps d’acier construit par Eiffel.

— Son regard sonde les lointains.

 Mais la Seine indifférente continue à couler sous le pont de Grenelle.

 Combien la mémoire est fragile sous les intempéries de la vie !

 Pourquoi vouloir la protéger et la transmettre ?

— Pourquoi ne pas tout simplement oublier les crimes perpétrés par les hommes envers les hommes ?

 Pourquoi devrions-nous charger le cœur de nos enfants des misères qu’ils n’ont pas connus, des misères que nous n’avons pas connues nous-mêmes ?

— Pour qu’un « jamais plus »  brise à tout jamais le cercle du malheur.

— Ce monument dédié aux douze mille huit cent quatre vingt quatre juifs raflés par la brigade française dans la  nuit du quinze au seize juillet mille neuf cent quarante deux est une arche voguant au-dessus de l’oubli.

— Il  n’a pas été conçu pour décorer un jardin.

— Reprenons les paroles de Pablo Picasso : « La peinture (et les œuvres d’art par extension) est un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi. »

 

Textes et photos  Aline Mopsik

La grande rafle  parisienne du Vel d’Hiv a été organisée par la police française sous la direction de  René Bousquet. .